Un geste commun, un texte de David Tuaillon


Le geste commun de Cosima Weiter et Alexandre Simon tient à l’alliage de deux matériaux, les mots dits de l’une et les images prises au réel de l’autre, mais surtout à la syntonie de deux voix tendant au même idéal de statisme dans une convergence de regards.


La poésie sonore de la première, dans la qualité flottante de sa langue et de sa profération soigneusement mesurée, dégage paradoxalement une sensation de matérialité imposante. Avec un plaisir sensuel visible, bien que toujours froid, elle laisse irradier la matière des mots comme pour en contempler longuement la résonance, en éprouver la résistance au réel, comme on ferait jouer des cailloux dans la main, jusqu’à leur épuisement dans la suspension du silence. Elle semble vouloir palper le monde doucement par les mots pour savoir ce qui y est et comment elle pourrait y trouver sa place. Beaucoup de présence pure rayonne de cette parole qui vient pourtant de tout au fond de l’intérieur de soi et une étonnante clarté, sans doute parce qu’elle sait s’inscrire avec assurance et une conscience pleine dans la durée comme dans un élément naturel.


La vidéo du second déploie des images profondes et volontiers inertes où le regard s’égare dans une contemplation distante au bout d’une dérive immobile. Il traque avec fascination les grands vides, physiques ou imaginaires, dans les paysages urbains et nous invite à une observation insistante qui ne peut que confirmer qu’il ne s’y passe que ce qu’on y projette soi-même. Ce qui lui ressemble le plus intimement est son effort de sauvetage des photos de famille, telles qu’on pouvait encore en trouver par albums entiers, pour rien, il n’y a pas si longtemps au Flohmarkt de Charlottenburg ; de ces images dérisoires et laides, sans guère d’intérêt quand ce sont les vôtres ou les miennes (sinon respectivement pour vous ou moi), qui resteront à jamais désespérément muettes parce qu’elles ne reflètent plus la mémoire de personne, il sait faire un matériau de création en exposant l’incroyable preuve de la vie des autres qu’elles transmettent – et parfois, par de grandes projections, célébrer la dignité humaine dans leur modestie.


Dans l’écho d’un mot dont l’une veut peser le plus longtemps possible le poids exact de sens et de sensation, comme dans la persistance d’une image que l’autre étire dans sa durée, est à l’œuvre une même préoccupation fondamentale du temps, ou du moins de ce qu’il en reste (ou pas) quand il est passé, une même volonté de chercher ce qui peut encore s’en dire et s’en voir.


A cette rencontre il fallait un lieu, et il fallait bien que ce soit Berlin. Où mieux qu’à l’endroit exact désigné par cette ville pouvaient se rejoindre et cristalliser matériellement cette tension partagée entre l’intensité de l’expérience de soi et l’insoutenable mais irrésistible mouvement du monde ? Où mieux que là, où rien n’est simple parce que tout est simplement, c’est-à-dire toutes les contradictions à la fois, pouvait prendre corps leur volonté de montrer tout sans prendre parti ? Forcément dans la seule ville au monde (sans doute) qui, dans une de ses nombreuses zones perdues où Alexandre l’a découvert, abrite un cimetière pour ses pierres tombales où peuvent, sans présence humaine, s’éteindre pour de bon les mémoires périmées et les noms oubliés vivre leur ultime abandon.


C’est là, dans cette ville où tout veut changer si vite mais qui continue de charrier des fantômes, des ruines, des dinosaures et des fragments de statues mal déboulonnées, tout un vieux siècle insoluble, que leurs questions et leurs regards trouvèrent leur lieu et leur sujet. C’est à la rencontre de ces endroits et des gens qui y sont avec leurs histoires ou seulement leurs empreintes, réfugiés ou abandonnés au cœur même d’un mouvement perpétuel qui les ignore mais ne parvient pas à les balayer, qu’ils surent où et pour qui donner de la voix (littéralement).


Qui peut dire où sont passés aujourd’hui les habitants fantomatiques de cette maison de briques ternes, aussi disgracieuse qu’aimante sur la Gleimstrasse (devenue quartier gay, comme partout) où tous les deux s’étaient un temps arrimés ? l’accordéoniste russe invisible et les petites vieilles qui ressemblaient au feuillage décrépi qui s’accrochait péniblement aux murs lépreux de la cour toujours à l’ombre. Alexandre et Cosima (avec une nouvelles petite compagne monosyllabique arrivée justement dans cette maison) ont, eux, maintenant traversé la Spree et ce qui fut autrefois un mur, pour émigrer dans ce qui semble être devenu le quartier qui ne bouge plus (seule ville au monde, probablement, où cela peut être considéré comme une qualité), où les attendent sans doute d’autres passés si présents auxquels donner voix et images.





David Tuaillon est chercheur en arts du spectacle, il est l'auteur d'une thèse consacrée aux Pièces de guerre d'Edward Bond. Il a été l'un des collaborateurs directs d'Alain Françon au Théâtre national de la Colline et a composé avec lui le livre Quittez le théâtre affamés de changements.