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                                                                                                                                                                                                        © Christian Lutz

 

Marzahn, du passé radieux au présent encombrant

 

 

Le travail de Cosima Weiter et d’Alexandre Simon est remarquable. Dans tous les sens du terme. Leursspectacles marquent et se démarquent. Car ils mêlent avec une rare délicatesse poésie personnelle et ancragedans le réel. Que ce soit Funkhaus en 2009 qui retraçait par touches impressionnistes le destin de la Maisonde la radio de l’ex-RDA ou Highway, en septembre dernier, qui dressait un portrait en mouvement des grandsespaces américains, chacune de leur proposition en suspension tisse habilement texte, images et musiquepour porter un regard sensible sur une vérité documentée.
 
On retrouve cet alliage subtil dans Marzahn (mai 2012), enquête sensorielle sur cette immense cité – la plus grande d’Europe - édifiée dans la banlieue de Berlin à la fin des années septante pour célébrer l’avenir radieux du socialisme allemand. En fait d’avenir radieux, le régime communiste a connu le déclin que l’on sait, et aujourd’hui, Marzahn, avec ses skins et ses chômeurs, incarne l’échec d’un idéal. Pourtant, ce n’est pas l’amertume qui domine dans l’esquisse en images et texte que propose le duo de créateurs, associé au comédien Pierre-Félix Gravière, passeur hors pair avec sa densité tranquille. Cette proposition est une balade envoûtante, à la fois douce et détachée, qui considère la cité avec moins de dépit que de curiosité. Tom, le narrateur âgé de 30 ans, a grandi dans ces « tours, blocs, barres, allées et contre-allées». Il y a perdu sa mère, morte des suites d’une brutale maladie. Et il y a vu son père tourner sa veste, devenant fervent partisan de l’économie de marché après avoir été fervent partisan de la Stasi. Ce passage du récit claque d’une vraie ironie. Comme ce regard incisif porté sur les filles des galeries marchandes, encore lestes dans leur jeans serré, mais bientôt alourdies par les grossesses et la consommation sans horizon. Ou encore cette visite nocturne au cimetière dans lequel une stèle célèbre les soldats communistes morts pour libérer l’Allemagne des nazis, mais dont les noms sont aujourd’hui recouverts par le lychen, comme si toute cette période glorieuse n’avait jamais existé.
La plume peut parfois mordre. Mais toujours l’association entre images projetées et jeu intentionnellement«blanc» du comédien - comme s’il était une feuille vierge sur lequel le texte s’écrivait à vue - confère à l’ensemble une allure de traversée réconciliée, où l’agressivité est dépassée.
 
Le propre de la cité de Marzahn, expliquent les auteurs qui ont vécu à Berlin, c’est d’avoir réuni un urbanisme de masse et une nature sauvage, dont les herbes «poussent plus haut qu’un homme debout». Ce mélange entre minéral et végétal, on le ressent sans cesse dans le spectacle à travers les effets de transparence où le narrateur disparaît derrière une végétation désordonnée et raconte ses observations sur fond de chant de grillons. Les gros plans de tiges, de fleurs, de buissons font œuvre picturale et évoquent un parfum d’enfance, des jeux en plein air sans pression. Toutefois, il n’y a pas d’un côté, la bonne nature, et de l’autre, la vilaine cité.
 
Il y a une proposition homogène qui raconte et permet de ressentir un projet dans toute sa complexité. Depuis sa volonté louable de procurer un confort de vie à une population meurtrie d’après - guerre, une population où un professeur d’université habitait à côté d’un ouvrier. Jusqu’à la réalité actuelle où les tours sont démantelées, parce que l’endroit ne fait plus rêver. «Aujourd’hui, je ne comprends plus comment on pouvait être aussi sûr. Comment pouvions-nous ne pas douter. Comment pouvions-nous savoir que nous étions les bons et que les mauvais étaient de l’autre côté», s’interroge Tom à la fin du spectacle en disposant au sol les éléments du plan de la cité. «Mais c’était comme ça, répond-il. Nous étions tendus vers cet idéal. Le socialisme. Qui aurait pensé qu’un jour nos plans seraient caducs ?». Avant d’ajouter: «En grandissant, j’ai pensé que ce qu’il manquait, c’était la liberté. La liberté, on l’a maintenant, mais il manque toujours quelque chose». Car Marzahn a encore cette intelligence : renvoyer dos à dos communisme et capitalisme sans rien fermer. Pour que respirent la réflexion et les sensations plutôt que sonne le jugement dernier.
 
 
Marie-Pierre Genecand
 
 
 
 
 
 
 
Après des études en lettres à L’Université de Genève, Marie-Pierre Genecand est devenue en 1998 critique de théâtre et de danse pour la presse écrite et la radio. Elle travaille aujourd’hui pour Le Temps, quotidien romand, et pour Espace 2, chaîne culturelle de la Radio Télévision Suisse (RTS).