Londres_11 août 2016
Thamesmead est une vaste cité située au sud de Londres. Elle doit sa notoriété au fait que Stanley Kubrick y a tourné Oranges Mécaniques. Fascinés par son architecture, nous avons envie de nous y rendre depuis longtemps.
Comme son nom l’indique, la cité a été construite dans les méandres de la Tamise. Des lacs s’étendent entre les immeubles. Des cygnes, des oies des canards naviguent là en toute quiétude. Dans la lumière dorée de l’après-midi, il se dégage de l’ensemble une atmosphère d’harmonie à laquelle nous ne nous attendions pas. C’est aussi une des premières fois que visitons une cité habitée, vivante. Un vieille dame fume une cigarette sur son balcon. Les enfants jouent. Les hommes rentrent du travail. Les bikers papotent avec les pêcheurs… La vie se déroule là aussi simplement qu’ailleurs.
Mon attention se fixe cependant sur certains détails qui peuvent donner à penser que cette douceur est peut-être trompeuse. La première est qu'il nous a fallu une heure et demie pour parvenir ici depuis le centre de Londres, alors qu'aucune panne, grève ou accident n'était à signaler sur le parcours. Cela représente aussi 3,50£. C'est-à-dire 7£ aller et retour. Si l'on multiplie par le nombre de jours travaillés par semaine, il s'agit d'un budget plus que conséquent. Autre point notable, la population est très majoritairement noire, ce qui donne à l'ensemble des airs de guetto.
Mais ce quartier aussi voit poindre la mutation sociale, voire la gentrification. La bibliothèque et les immeubles voisins vont être détruits. Ils sont déjà murés et grillagés. Des agents de sécurité accompagnés d’énormes chiens patrouillent pour dissuader quiconque d’entrer. Dans quelque temps ces bâtisses seront remplacées par des tours dotées de baies vitrées qui accueilleront une population plus aisée qui empruntera la future ligne de train qui est déjà en construction. Elle permettra d'atteindre la City en 20 minutes.
Il se fait tard, à l’arrêt de bus où j’étudie le plan, une voix s’élève : vous avez besoin d’aide ? Pas vraiment, mais la conversation s’engage. La femme qui nous propose sa collaboration a grandi à Lyon. Elle y a fréquenté l’Ecole Internationale avant de faire une école de commerce. Constatant qu’elle ne trouvait pas de travail à cause de sa couleur de peau joliment chocolatée, elle est partie pour l’Angleterre ou elle a semble-t-il trouvé un emploi qui lui convient. Elle est enthousiaste concernant le système universitaire anglais, et nous explique qu’il permet d’évoluer dans la société très librement et simplement. Il est vrai que cette jeune femme est brillante, diplômée de deux écoles de commerce, cultivée et qu'elle parle cinq langues, dont le chinois, bien utile quand on fait du commerce aujourd'hui s'amuse-t-elle. Elle trouve en Angleterre un terrain où développer et faire fructifier ses nombreuses compétences, et d'après elle, la France donne peu la possibilité à de telles personnalités de s'épanouir.
Selon notre compagne de voyage, le Brexit est une conséquence de l’arrivée massive des Européens de l’Est en Angleterre, qui avec leurs familles nombreuses et leurs problèmes de santé rendent l’accès aux prestations sociales et aux soins médicaux problématiques pour les Anglais de souche. Malgré la sympathie que j’éprouve pour elle, son discours me semble fort proche de celui des immigrés de la seconde génération qui trouvent que ceux q ui sont arrivés après eux sont de trop. Heureusement chacun repart de son côté avant que la conversation ne tourne mal. Nous nous hâtons de rejoindre Andrew à Finnsbury Park.
Nous ne l’avions pas revu depuis le mois de février. Il nous avait alors mis en contact avec plusieurs personnes que nous avions pu interroger. Il avait aussi accepté de répondre à une interview. Son parcours personnel croise en plusieurs points celui de nos personnages, et ses préoccupations ne sont guère éloignées des nôtres. Ainsi Andrew vient d’une petite ville minière du nord de l’angleterre. Issu d’une famille très modeste il a dû financer ses études grâce à des bourses et des petits boulots. A Londres, il a habité à la Balfron Tower et a subi le stress des courriers qui accordent ou refusent une prolongation du bail. Il connu cet état d’attente partagé par Neil et Wolfie qui vivent dans leurs appartements comme dans des halls de gare, sans parvenir à s’installer, comme suspendus dans l’attente. S’ils ne partent pas, c’est faute de moyen et d’opportunités. Les logements sont chers à Londres. Lors de cette première rencontre, la conversation avait rapidement pris un tour très personnel. La générosité avec laquelle il s’était alors livré nous avait beaucoup touchés.
La collaboration devait se poursuivre en mai, mais Andrew avait alors disparu, cessant de répondre à nos messages pendant plusieurs semaines. Il nous avait finalement fait savoir qu’il traversait une période trop difficile pour pouvoir assumer le mandat que nous souhaitions lui confier.
Je suis heureuse de retrouver Andrew ce soir. J’étais très soucieuse pour lui et le voir toujours aussi souriant et gentil me rassure. Le récit qu’il me fait de ces derniers mois est pourtant assez noir. Suite à une rupture amoureuse, il a sombré dans une dépression très profonde. Quittant le logement qu’il partageait avec son ami, il s’est retrouvé sans logis et vit maintenant dans un foyer. Il est susceptible d’y rester jusqu’à ce que le Council lui octroie un logement social, ce qui peut prendre des années. Il nous conduit à son foyer et nous fait visiter sa petite chambre. Il l’a aménagée avec goût et malgré sa petite taille et les meubles basiques fourni par l’institution, on s’y sent à l’aise. Andrew trouve même son sort enviable, lorsqu’il le compare à celui de sa voisine, qui loge dans une chambre semblable avec ses trois enfants.
Comme lors de notre rencontre précédente, je suis séduite par son énergie vitale et son optimisme, à la mesure des difficultés qu’il traverse.