Los Angeles_Echo Park, 8 janvier 2013
Antonio passe nous chercher à l'hôtel. Nous en profitons pour tourner un dernier plan : il se prête volontiers au jeu, offre son visage, les yeux clos à la caméra. Nous partons ensuite pour la Parrilla, son restaurant mexicain préféré. Il est situé tout près du City Center Hotel où nous allons reprendre nos quartiers. Au bout d'un petit mois, ce coin de ville indécis entre Echo Park et Downtown m'est devenu familier. La voiture, file, tourne, ici puis là : je sais où je suis… Jusqu'à un certain point. A la Parrilla, les serveuses portent des jupes à volants sous leurs tabliers brodés de fleurs. Les murs sont garnis de décorations typiques, auxquelles s'ajoutent les guirlandes de Noël. Je suis surprise de trouver également des portraits de Charlie Chaplin sur toutes les parois. C'est que cette maison fut la sienne, m'explique le serveur. C'est ici qu'il vivait avant de partir s'installer en Suisse. Voilà de quoi nous rappeler notre retour prochain à Genève. C'est aussi l'occasion pour moi de mesurer à quel point le quartier a changé depuis l'époque à laquelle Chaplin vivait là. La seule bâtisse qui demeure dans le quartier est le Mayfair Hotel, dans lequel nous avons séjourné au début de nos aventures angelines. Vu le standing du Mayfair, j'imagine que le voisinage était plutôt cossu, mais deux bâtiments, c'est peu pour se faire une image du quartier dans les années 1920. "La forme d'une ville change plus vite hélas que le cœur d'un humain". C'est encore plus vrai ici.
Nous sommes heureux de partager ce moment avec Antonio, qui nous a tant aidés dans notre tavail. Nous nous serrons dans les bras les uns des autres avant de nous quitter. Il promet de réactiver son réseau d'ici cet été afin de nous mettre en contact avec un dreamer qui ne sera pas effrayé de nous parler.
Nous avons rendez-vous avec James à 17h00. Ce garçon nous a tellement impressionnés que nous sommes allés sur Youtube pour voir ses films. Il a l'air porté par un projet plus vaste que lui-même. Sa calme détermination est rare chez une personne aussi jeune. Nous lui proposons d'être notre tête de pont à Los Angeles durant notre absence. Il devra établir des contacts avec des jeunes de son âge que nous pourrons interroger. Il lui faudra aussi rassembler un groupe de garçons et filles qui figureront sur les séquences filmées et obtenir des autorisations de tournage. Rien de tout cela ne lui paraît impossible. Et l'idée d'être notre assistant technique lors des tournages de cet été a l'air de l'enchanter. Nous nous serrons la main et trinquons à l'eau pétillante. Oui, James peut conduire, James peut monter sa boîte, mais pas boire d'alcool car il n'a pas encore 21 ans.
Nous reprenons le bus pour Echo Park. Stop à Alvarado / Beverly. C'est à ce carrefour que se dresse le liquor market de Rubal. Lorsque nous sommes passés hier, nous lui avons demandé s'il serait d'accord de répondre à nos questions et de se laisser filmer. Il a dit oui à tout. Nous nous asseyons donc dans un coin de boutique dans lequel il n'y a pas de rayons pour l'instant. C'est là qu'il a l'intention d'installer les primeurs afin d'éviter aux gens du quartier d'aller jusqu'au supermarché qui est loin pour acheter fruits et légumes.
Rubal a 26 ans, il est d'origine indienne, sikh. Il avait seulement 4 mois lorsque ses parents ont immigré. Son père a obtenu une carte verte assez vite car une partie de sa famille était déjà établie aux Etat-Unis, et pouvait lui fournir un travail. Les choses ont été plus compliquées pour Rubal car ses parents ont divorcé avant que les papiers de sa mère soient en ordre. Il a fini par obtenir la nationalité américaine il y a seulement trois ans. Il est devenu propriétaire de cette épicerie à 18 ans, lors du décès de son père. Il gère la boutique seul depuis ce moment-là, ce qui ne l'a pas empêché de poursuivre ses études de sciences politiques et de biologie. Aujourd'hui, en plus de diriger le magasin, Rubal écrit. Il a d'ores et déjà envoyé des extraits de son vaste roman d'anticipation à des agents importants. Il lui sera beaucoup plus facile de sauver du temps pour écrire s'il peut obtenir une avance. Pour l'instant, il écrit après avoir fermé la boutique, à minuit.
Rubal nous parle de la vie du quartier, très majoritairement mexicain. Le carrefour délimite les territoires de quatre gangs latinos. Il est donc très régulièrement le théâtre de scènes de violence et de coups de feu. Récemment une balle perdue a touché un homme qui attendait sa tortilla devant le camion blanc où nous nous sommes régalés hier. Il parle de ses copains d'école, coincés dans la vie du gang, la sachant sans issue. L'un d'eux, marié et jeune papa a quitté le gang, mais il craint chaque jour les représailles de ses anciens compagnons. Il voudrait partir, quitter le quartier, mais n'a pas d'argent pour déménager.
Et puis il y a les drogués. Ils sont légions par ici, à proximité de la "clinique à méthadone" contre laquelle Rubal nourrit une haine particulière. Aucun traitement en vue d'un sevrage n'est délivré ici. On se contente de vendre la méthadone aux drogués qui l'achètent sur le maigre argent que les services sociaux leur attribuent pour manger. Rubal, comme d'autres commerçants du quartier les aide comme il peut, mais ça n'a pas de sens, pas de fin, puisque les drogués ne peuvent pas décrocher. Il fait simplement durer leur enfer plus longtemps. Rubal ne supporte pas l'injustice de la société américaine et la manière dont Los Angeles laisse les pauvres se débattre dans le néant tandis que les riches vivent dans un luxe indécent. Mais il aime cette ville au point qu'il ne peut imaginer la quitter un jour.