Los Angeles_Boyle_Heights 22 juillet 2014
Activité fébrile ce matin au studio de James. Nous enregistrons l'interview de Doll-e Girl dans une pièce pendant qu'Eduardo, le drag queen que nous interrogerons plus tard dans la journée se maquille dans la salle de bains. Les jeunes compères de That's a Wrap, la société de production créée par James et ses jeunes camarades sous la houlette de Joe, le père de James, s'activent eux aussi pour être prêts à participer au 48 hour film project, un concours qui se déroule à Los Angeles le week-end du 1er août. Il s'agit de réaliser un court métrage en deux jours. Ils regardent les films primés lors des sessions précédentes, intègrent les règles du jeu, battent le rappel des troupes pour rassembler une équipe suffisante quelle que soit la thématique, ou la contrainte stylistique qu'il devront traiter. Les meilleurs films recevront un trophée d'un goût douteux et un programme de screenwriting d'une valeur de 250 $. S'ils franchissent toutes les étapes de la sélection, ils seront présentés à Cannes dans la section courts métrages. En fait, l'enjeu est davantage de se faire connaître que de retirer quoi que ce soit de concret de ce prix.
Doll-e Girl, très soucieuse de son image, se change avant de commencer l’interview, elle rectifie son maquillage, redresse sa casquette. C’est une belle latina de 27 ans, elle précise que dans sa tête, elle en a seulement sept.
Elle est la fille de Mexicains immigrés qui ont beaucoup travaillé pour offrir le meilleur à leur fille unique. Elle a longtemps fréquenté les écoles privées catholiques, non mixtes avant de réclamer à son père d’aller à Lincoln Park, un lycée public où elle serait moins surveillée, car la discipline des écoles privées lui pesait. C’est là qu’elle a commencé à sécher les cours, à faire la fête, et au départ il n’y a rien que d’ordinaire à cela. Lors de ces soirées, elle a commencé à sprayer les murs du quartier, laisser une trace, un souvenir de son passage, souvenir de la fête. Peu à peu il est devenu difficile de faire la fête, de trouver des endroits où se rassembler, alors les jeunes ont commencé à fréquenter les parkings. Pour faire face à la violence potentielle des lieux, ils se sont armés. Doll-e craignait surtout les gars d’autres bandes… Elle avait un pistolet sur elle. Et puis la fête coûte cher alors elle s’est mise à vendre de l’herbe, puis de la cocaïne et de fil en aiguille des cristaux. C'est là que sa vie de gang girl a débuté. L’argent rentrait facilement. Mais lorsqu’elle a compris à quel point les cristaux étaient une « mauvaise drogue » elle a cessé ce commerce et s’est mise à voler des voitures. Doll-e est une Schéhérazade. Son interview est la plus longue que nous ayons jamais menée, tant elle enchaîne les anecdotes avec grâce et vivacité. La plus drôle est sans doute celle où ses parents fous d’angoisse de ne pas voir rentrer leur fille de trois jours, se rendent au poste pour la déclarer disparue. Ils tendent une photo d’elle à l’agent, qui leur répond : Oh on n’a pas besoin de photo, on la connaît bien. Et je peux vous assurer qu’elle n’est pas loin…
Et puis celle-ci. La voisine a fermé sa voiture en laissant les clefs dedans. La mère de Doll-e complaisante, la rassure, oh ne t’inquiète pas ma fille pourra t’arranger ça en un rien de temps…
Elle raconte aussi l’histoire de cette voleuse qui à bout d’argent et d’ennui, ouvre une voiture abandonnée sur un parking. Rien d’intéressant dedans, alors elle prend le sac à dos défaraîchi qui se trouve au pied du siège et part avec. Elle remonte dans sa voiture, rentre gentiment chez elle. Le temps passe et le sac traîne dans sa chambre où elle le trouve à propos un jour où elle a justement besoin d’un sac à dos. Elle entreprend de le vider et là parmi le fouillis sans intérêt qu’elle trouve dedans, une enveloppe. Elle contient 2500 dollars. Aussitôt la fête se prépare elle loue quatre chambres d’hôtel, achète bière et herbe à profusion et fait bombance avec ses amis pendant plusieurs jours. La fête finie, elle rentre chez elle et se couche… Avant d’être réveillée à 7h00 du matin par des inspecteurs. Un sac a été volé dans une voiture, la femme qui a commis le vol conduisait sa voiture. Où étiez-vous ce jour-là, que faisiez-vous à cette heure ? Et votre voiture ?… Elle ment, prétend qu’elle l’a prêtée, qu’elle ne sait rien de l’affaire. Ils décident d’aller l’interroger au poste. Avant cela elle doit aller s’habiller, l’inspecteur l’accompagne dans sa chambre, interroge chaque objet du regard, cherche un indice… Et ne voit pas le sac vide à ses pieds. Au poste, l’interrogatoire dure plusieurs heures, mais ils ne parviennent pas à confondre la voleuse qui finit par rentrer chez elle sans être plus inquiétée.
Aujourd’hui, Doll-e s’est rangée, fini les voitures volées, fini la drogue elle se consacre à sa carrière musicale, aux voitures encore, car elle fait maintenant partie d’un car club et puis elle s’occupe de sa mère et des trois enfants de son boy friend…
Nous partons ensuite pour Alhambra, où réside Jérémy. Son visage porte l’empreinte de ses origines mêlées de blanc et d’asiatique. Il arrive de Hawaï, et il est venu à Los Angeles pour faire des études d’ingénieur du son. C’est ainsi qu’il est devenu coursier pour un grand studio. A 21 ans, il espère une promotion rapide, et devenir assistant, puis ingénieur du son avant d’ouvrir son propre studio.
De retour chez James, nous trouvons Eduardo entièrement transformé. Du jeune latino sympathique de ce matin a éclos une immense blonde pulpeuse, toute de noir vêtue perchée sur des chaussures à semelles compensées.
Eduardo évoque d’abord la découverte de sa bissexualité, et comment il en est venu à se travestir. Il considère cette pratique comme un prolongement de ses activités artistiques et la lie à l’univers des geisha qui elles aussi ne se contentent pas d’être jolies, mais jouent de la musique, chantent, disent des vers, calligraphient… Et la sophistication de leur vêtement et de leur maquillage n’a rien à envier à celle des dragqueens. Eduardo les considèrent comme des œuvres d’art vivantes.
A chaque étape de l’entretien, je relève la tension qui existe entre les différents aspects de la vie d’Eduardo. En réalité il vit à Watts, un quartier noir vraiment violent, avec ses parents mexicains, immigrés lorsqu’il n’était qu’un bébé. La famille est pauvre, Eduardo a grandi en déménageant souvent, caravane, garage, chambre louée, la famille a vécu dans les logements les plus exigus, les plus provisoires, avant que ses parents puissent s’offrir un vrai appartement à Watts. Evidemment ces gens simples et croyants, qui ont monté leur petite vitrerie, ne voient pas la sexualité alternative de leur fils d’un bon œil, et ils ignorent qu’Eduardo est dragqueen. Alors il cache ses atours, et lorsqu’il souhaite les revêtir, va accomplir sa transformation chez un ami avant de se rendre à la fête. Il me dit aussi que les vêtements de femme, les maquillages coûtent très cher, et qu’il ne peut s’offrir qu’un artifice à la fois, ce qui ralentit passablement le développement de ses activités, malgré ses deux jobs à temps partiels.